5.

Les soldats positionnés aux abords de la forteresse Canalisaient le flux des ascensionnistes qui, l’un après l’autre, commençaient à dévaler la pente. En bas, le chemin se poursuivait en un sentier dont la largeur autorisait tout juste le passage d’un chariot. Il s’enfonçait dans une forêt, puis suivait le cours d’une rivière alimentée par les eaux de ruissellement des monts Kongô. L’origine de cette voie remontait à des temps immémoriaux, lorsque les tout premiers ascensionnistes avaient tracé son parcours. Depuis, les pas de leurs innombrables successeurs en avaient durci le sol.

À cause du danger qu’il y avait à se trouver isolé dans la mer Jaune, les ascensionnistes se déplaçaient toujours par petits groupes constitués au gré du hasard. Celui auquel appartenait Shushô venait d’atteindre une grande clairière. C’était là que, depuis des siècles, les marcheurs, quittant toujours la forteresse à la même heure et progressant à la même vitesse, avaient pris l’habitude de s’arrêter pour souffler. Au fil du temps, les arbres avaient été abattus et les broussailles arrachées pour dégager l’espace et aménager cet endroit en une aire de repos. Au moment où Shushô et ses compagnons s’apprêtaient à y faire halte, on entendit, au loin, résonner le son d’un tambour mêlé au carillon d’une cloche. Toutes les têtes se tournèrent aussitôt dans la même direction. Au-delà des bois qui arrêtaient leur regard, la porte Reiken venait de se fermer. Tout le monde sut qu’il n’y avait plus moyen de faire demi-tour.

Pendant un instant, les voix se turent, et une expression de tristesse apparut sur les visages. Puis, petit à petit, chacun se releva et, ayant rassemblé ses affaires, reprit sa marche d’un air résolu. Oui, tout retour, dorénavant, était impossible.

Au cours du trajet, la renommée de la petite ascensionniste de douze ans n’avait cessé de croître. Tous se flattaient maintenant de sa présence parmi eux et les commentaires élogieux sur son compte allaient bon train.

— Je suis fier de mon royaume. Fier de savoir qu’à Kyô, il y a encore des fillettes capables de montrer un tel courage.

— Les adultes devraient prendre exemple sur Shushô. Si tous étaient comme elle, on n’en serait pas là, et notre pays ne serait pas dévasté comme il l’est actuellement.

Et ces éloges ne s’arrêtaient pas à la seule personne de Shushô. Gankyû et Rikô bénéficiaient pareillement de ces élans flatteurs.

— Bravo à vous aussi ! Ça fait chaud au cœur de voir deux gaillards prêts à escorter une gamine jusqu’au mont Hô. De nos jours, ça devient rare, des hommes honnêtes et courageux comme vous !

Il n’y a rien de courageux là-dedans, pensa Gankyû, tout juste de l’inconscience. Quant à l’honnêteté, disons plutôt que je me laisse facilement aveugler par l’argent.

Néanmoins, ne voyant pas trop l’intérêt de détromper des gens qui semblaient le tenir en si haute estime, il préféra garder ses pensées pour lui.

Mieux vaut se montrer aimable avec tout le monde pour le moment… Pour l’instant, notre petite troupe n’est pas structurée. Mais le voyage dure environ un mois et demi et une hiérarchie se mettra en place assez vite, nécessairement. Même les chasseurs de cadavres, qui sont plutôt des individualistes forcenés, sont obligés de s’associer dès qu’ils se trouvent dans la mer Jaune. Un leader va se dégager, c’est certain. Je ne peux pas encore dire qui ça sera mais il ne faudrait pas que je m’en fasse un ennemi d’ici là…

Quand le jour tombe, les yôma se déchaînent.

Le soleil venait à peine de toucher la ligne de crête des monts Kongô que déjà certains suggérèrent d’établir le campement pour la nuit. D’ailleurs, la tête du convoi venait d’atteindre un endroit dégagé probablement par les soins des ascensionnistes précédents. Personne n’en donna l’ordre, mais chacun s’y arrêta au fur et à mesure que la colonne y pénétrait, comme si la nécessité de faire halte dès maintenant avait été unanimement partagée. Lorsque tous furent enfin regroupés, la nuit était tombée. Les uns se mirent à monter leur tente à la hâte pendant que ceux qui n’en avaient pas partaient chercher du bois aux alentours.

Gankyû, immobile, promenait son regard sur toute cette agitation. Il repéra un endroit en bordure de forêt et attacha la bride de son haku au premier arbre qui se trouvait là.

— Gankyû ! Je veux camper là-bas, au milieu de l’herbe ! dit Shushô.

— Pas question ! Trouve-moi plutôt des pierres et entasse-les ici. Et toi, Rikô, attache ton sûgu à cet arbre, ordonna-t-il sèchement.

Shushô n’eut pas l’air d’apprécier que son employé lui parle sur ce ton. Elle se tourna vers Rikô pour trouver un appui, mais celui-ci avait déjà obéi sans protester et sa monture était déjà attachée. N’ayant rien de mieux à faire, elle se mit à ramasser des cailloux comme on le lui avait demandé.

— Je trouve que tu es devenu drôlement autoritaire depuis qu’on est entrés dans la mer Jaune. Tu te prends pour le chef, ou quoi ? grommela Shushô qui trouvait qu’il méritait de se faire remettre à sa place.

Gankyû l’ignora superbement et se mit de son côté à disposer des fagots de bois mort en trois endroits autour des pierres pour le feu. Ce petit bois avait été ramassé en chemin par Shushô et Rikô sur les indications de Gankyû, et attaché en fagots sur les flancs des deux montures.

Il faut qu’ils prennent l’habitude de ramasser du bois le jour en marchant, pensait Gankyû. Le soir, il est trop tard pour trouver suffisamment de bois. Sans compter qu’avec les yôma qui rôdent, il vaut mieux éviter de se déplacer les yeux baissés.

Grâce à la prévoyance de Gankyû, le repas fut rapidement préparé. Ils avaient déjà fini de manger quand les autres ascensionnistes, moins prévoyants, commençaient tout juste à s’occuper du leur. Ils éteignirent le feu et étendirent une toile de drap épais sur le sol, entre les deux montures.

— On éteint le feu ? C’est pas dangereux ? demanda Shushô.

— C’est bien comme ça, répondit Gankyû en hochant la tête. Allez, couche-toi, maintenant.

— Il n’y a pas de problème, c’est sûr ? réagit, à son tour, Rikô. Ce n’est quand même pas très prudent…

— Ne t’inquiète pas. Pendant les trois premiers jours, les yôma ne nous attaqueront pas.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il y a la forteresse, dit Gankyû, un sourire en coin.

— Je ne comprends pas. Leurs flèches ne peuvent pas nous défendre. On est bien trop loin.

— Ça c’est sûr, les flèches ne peuvent pas arriver jusqu’ici. Mais l’odeur du sang, oui.

— L’odeur du sang ?…

— Elle attire les yôma. La nuit dernière, des soldats et des yôma ont été tués à la forteresse. Du sang a coulé. Tant que nous ne sommes pas trop loin, c’est plutôt là-bas qu’ils iront.

Tout en donnant ses explications, Gankyû avait fait coucher son haku et s’était allongé à ses côtés.

— Rikô, pose ta tête sur ton sûgu. Moi, je dors à côté du haku. Shushô dormira entre nous.

— Je veux me coucher à côté de Seisai, dit Shushô.

— Fais ce que je te dis. Si un yôma approche, les montures le sentiront et s’agiteront. Il faut que la personne qui dort à côté puisse se réveiller rapidement.

— Et qu’est-ce qui te fait penser que je ne me réveillerai pas rapidement ? J’en suis tout à fait capable.

— Ça m’étonnerait, fit Gankyû en riant méchamment.

Shushô le foudroya du regard et enfila sa veste. En journée, la température dans la mer Jaune était relativement élevée. Mais dès que le soir tombait, la fraîcheur se faisait sentir. Les nuits devaient être froides.

— Tu es vraiment désagréable. Je peux très bien me réveiller s’il le faut. Je ne suis plus une enfant.

Elle se coucha, la mine boudeuse.

Alors que les autres, là-bas, font la fête ! Pourquoi est-ce qu’il est aussi strict ? se demandait Shushô en se pelotonnant dans sa veste.

Non loin d’eux, en effet, au milieu de l’herbe, un grand feu avait été allumé, autour duquel régnait une folle agitation. Cette première nuit passée dans la mer Jaune avait sans doute excité les esprits. À moins que cette gaieté tapageuse ne dissimulât, en réalité, d’autres sentiments…

Shushô trouvait particulièrement inconfortable de devoir dormir sur ce sol irrégulier. En plus, elle avait mal aux jambes après cette journée de marche presque ininterrompue. Si au moins elle avait pu se blottir contre Seisai. Sans compter que la place dont elle disposait entre les deux hommes était très étroite. Et Gankyû qui n’arrêtait pas de lui faire des reproches.

Je ne pourrai jamais dormir comme ça, c’est imposable, pensa-t-elle en fermant les yeux…

Quand elle les rouvrit, il faisait jour.

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